"Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence" : proposition prescriptive et donc éthique qui s'annule elle-même finalement. Ou alors la proposition n'énonce pas une prescription mais seulement une nécessité factuelle, revenant à l'impossibilité factuelle de l'inverse, comme la nécessité d'être au repos quand on n'est pas en mouvement, mais alors cette proposition serait parfaitement superfétatoire car les seules choses dont factuellement je ne peux parler sont celles dont j'ignore non pas seulement la réalité mais aussi la possibilité, de sorte qu'il n'y a aucun intérêt à signaler l'impossibilité de les énoncer. Et de fait justement, il est tout à fait possible d'énoncer des propositions éthiques comme "tout individu ayant intérêt à vivre a le droit de le faire tant qu'il n'empêche personne de le faire aussi" autrement dit "il faut respecter tout individu ayant un intérêt à vivre" comme d'ailleurs il est possible de prononcer des prescriptions logique qui sont toujours aussi éthique en un sens : "quand on dit quelque chose, cela doit avoir du sens, sinon cela n'a pas d'intérêt" ce qui suppose que "quand on dit quelque chose, cela doit avoir un intérêt" ce qui suppose ensuite que dire quelque chose revient à faire appel à l'attention d'autrui et que cet appel suppose au moins la possibilité de susciter un intérêt quelconque etc. Comme une proposition éthique, une principe logique peut être transgressé en fait : il est impossible seulement en droit de dire que Monsieur Phi est vivant et qu'en même temps et sous le même rapport, biologiquement par exemple, il n'est pas vivant, factuellement on peut le faire et même l'écrire comme je viens de le faire. Si donc Wittgenstein avait raison, ce n'est pas seulement l'éthique qu'il faudrait taire mais toute parole qui n'est pas purement constative. Si on veut bien comprendre au contraire que les droits sont distincts mais pas absolument opposés aux faits, il est possible de comprendre que l'éthique n'est autre que le fait d'appliquer la logique au fait de la volonté. ---- Mouais ... Il doit y avoir un point qui m'échappe, parce que présenté comme ça cet argument du gros livre, ça fait un peu "je suppose qu'il n'y a pas d'éthique, ce qui prouve qu'il n'y a pas d'éthique". On peut très bien retourner l'argument, en faisant l'hypothèse contraire. Admettons qu'il y ait une définition absolue, bien précise et scientifique de ce qui est éthique et de ce qui ne l'est pas. Je ne la connais pas personnellement, désolé, mais ça me semblerait à la portée de la connaissance d'une personne omnisciente disposée à écrire un gros livre. Dans ce cas, les "faits éthiques" n'auraient aucune raison de ne pas apparaître dans ce gros livre, ce qui indique qu'il y a des faits éthiques ... Ca me paraît un peu simpliste comme argument, ou bien me fourvoie-je ? ---- Ce qu'il faut à mon avis comprendre, c'est qu'une éthique est un ensemble de valeurs, et que quand on dit d'un jugement éthique qu'il est "vrai", c'est toujours par le prisme de ces valeurs dans lesquelles nous croyons. La question est donc : existe t-il des valeurs éthiques qui soient "vrais" ? (et donc d'autres qui soient fausses). Le soucis, ces que ces valeurs définissent en fait des buts, et que ces buts sont issus de notre volonté. Quand on a par exemple comme valeur éthique la liberté, cela revient à dire : "je veux un monde libre". Considérons donc que les valeurs éthiques de n'importe quel homme ne sont rien d'autre que l'expression de sa volonté. Si l'on veut qu'il y ait une éthique "vraie" et "absolue", on a alors deux grands problèmes : - Premièrement : sachant que l'éthique se définit sur la base de valeurs qui ne sont que l'expression d'une volonté, il faut alors pouvoir rendre compte scientifiquement de la volonté humaine. Cela implique que la volonté soit un phénomène matériel qui existe dans le monde et que l'on peut analyser de façon réductionniste. Or le problème, c'est que donner de la volonté à de la matière n'a scientifiquement pas de sens. D'un point vu scientifique, il existe à la rigueur des tendances que l'on peut observer objectivement, mais l'idée de volonté n'existe pas : la nature ne peut pas vouloir quelque chose, elle est, et c'est tout. Tout ce que peut faire la science est la décrire, comme l'explique M.Phi, on ne peut pas passer d'une observation de faits à un jugement éthique sans faire une erreur de logique. - Deuxièmement : Quand bien même on parviendrait à rendre compte matériellement de la volonté (chose qui n'a pas de sens selon les règles de la logique), il faudrait alors admettre qu'il existe autant d'éthiques différentes que de volontés différentes. Il serait alors impossible de hiérarchiser toutes ces éthiques sans soi-même en appliquer une : toute hiérarchie est déjà un jugement de valeur. C'est pourquoi, même si on considère de façon axiomatique que l'éthique existe, on ne peut pas les hiérarchiser, dire que l'une est meilleure que l'autre scientifiquement. Il me semble donc impossible d'établir une définition absolue de l'éthique à cause de ces deux obstacles. ---- Concernant le "Premièrement", je pense que si, la volonté humaine (et animale) est un phénomène qui peut être étudié scientifiquement et avoir sa place dans le gros livre (ce qui n'implique pas que la nature ait une volonté, je comprend pas trop ton point). Grossièrement je pense pouvoir dire sans trop me tromper que les individus veulent être heureux. L'éthique consisterait donc, au moins partiellement, à satisfaire autant que possible le bonheur des individus (bonheur qui peut lui même être décrit dans le gros livre et dont la liberté que tu évoques est sans doute une composante importante). Le "deuxièmement" évoque l'arbitrage de la volonté de chacun. C'est typiquement le genre de problème que l'utilitarisme se propose de résoudre : comment satisfaire au mieux la volonté du plus grand nombres, sachant que la volonté des uns s'opposent parfois (et même souvent) à la volonté des autres (l'utilitarisme parle plutôt d'intérêt mais c'est assez équivalent, je trouve. "Je veux" et "je suis intéressé par" sont quasi équivalent pour moi). ---- Ça n'a pas de sens de se demander si une éthique est vraie. Toute la question d'une éthique est plutôt de savoir si elle est juste. La question éthique c'est la question qui se pose à chaque fois qu'on accomplit une action. Par exemple la prescription de Wittgenstein ne se base pas sur des faits : "(...) il faut garder le silence". C'est une prescription éthique. En substance, ce qu'il nous dit, c'est d'accepter la réalité et de nous taire. Mais pourquoi faudrait-il garder le silence ? Aucun fait ne l'impose. Par exemple nos élucubrations sur la justice (nos discussions éthiques) sont elles-mêmes des faits, elles existent dans le "gros livre" même si elles ne décrivent pas des faits. Alors il y a sans doute des raisons de se taire à propos de la justice selon Wittgenstein. Mais ce ne sont pas des raisons factuelles. Ça serait des raisons éthiques. Mais comme Wittgenstein prescrit de se taire à propos de ce qui n'est pas factuel, il ne peut pas donner ces raisons. Ce qui lui permet d'énoncer son principe sans argumenter. "Il faut se taire", c'est comme ça. Wittgenstein l'énonce au bout d'un ouvrage sophistiqué, ce qui impressionne dans le Tractatus. Mais tout ce que je vois c'est que ça mène à une injonction : fermer les yeux devant l'injustice, ne pas se demander si on accomplit l'injustice. ---- Je ne suis pas convaincue par la pensée de Wittgenstein. J'ai l'impression qu'il y a une erreur de logique : pour moi, il confond deux concepts "écrire une pensée correspondant à une éthique", et "écrire une pensée correspondant à une éthique justifiable, c'est à dire vraie et incontestable". Il y a des vérités qui peuvent s'écrire, d'autres qui se démontrent. Mais une éthique n'est pas une vérité, c'est un ensemble de concept que l'on s'autorise, que l'on s'impose ou que l'on s'interdit. On ne prouve pas une éthique, tout comme il n'y a pas de sens de prouver son gout pour tel style de musique ou tel autre. En entendant les propos de ce philosophe, je trouve que l'on entend bien l'arrogance de l'époque où l'on attachait énormément d'importance à dire des choses vraies et incontestables, et que l'erreur apportait énormément de discrédit sur l'auteur. De nos jours, on est dans l'attitude inverse où l'on est totalement décomplexé et où des pseudo expert peuvent distiller l'une ou l'autre propagande sur des grands médias sans le moindre discrédit dans le milieu professionnel. Entre ces 2 extrêmes, je crois qu'il faut un juste milieu. Toute personne est légitime pour écrire son éthique par rapport à un domaine déterminé. Son exposé doit être argumenté pour avoir une chance de convaincre d'autres personnes, sans cela, ce ne serait que des dogmes. Bien sûr, cette suite d'argument n'est en rien une démonstration qui prouve que l'éthique est incontestable. Lorsqu'une éthique est suivi par un grand nombre de personnes, celle-ce n'est pas une éthique supérieure, mais seulement une éthique majoritaire, où chaque membre peut être amené à changer d'opinion face à une autre éthique. Aucune éthique n'est vraie et/ou incontestable, même en étant majoritaire. L'éthique change au cours des époques et n'est pas identique dans tous les pays. En conclusion, il n'est pas inintéressant d'écrire un livre sur une éthique donnée, mais il est effectivement totalement aberrant d'espérer écrire l'éthique ultime supérieure à toutes les autres. ---- Wittgenstein a lui-même arrêté de se taire pour revenir sur sa première philosophie et la critiquer... Mais ce que tu dis sur le fait qu'un énoncé éthique ne peut pas avoir de valeur de vérité est en fait exactement le propos de Wittgenstein. Là où il faut distinguer l'influence d'un autre philosophe, c'est au niveau d'une théorie de la signification : celle du TLP vient en fait, pour autant que j'en sache, de Frege, qui pose la vériconditionnalité du sens, c'est-à-dire que le sens d'un énoncé vient de notre capacité à savoir dans quelles conditions il est vrai ou faux. A partir de là aucun énoncé qui ne saurait être vrai ou faux ne peut avoir de sens. Or, je crois que cette exigence même est normative, et normative pour une science, comme une épistémologie peut être normative, et je pense aussi que cette norme, sous quelques réserves quinienne et poppérienne, fonctionne assez bien.( Il y a toutefois un philosophe qui veut étendre les conceptions frégéenne à tous les énoncés (et trouver un autre critère que la vériconditionnalité, puisqu'un énoncé comme "Mange ta soupe !" ne peut être vrai ni faux et n'a donc aucun sens pour Frege), c'est Michael Dummett, je ne sais pas si tu connais.) De façon générale, la normativité est le cauchemar de tout empirisme. Tout ça pour dire qu'il faut avoir en tête que du point de vue même du TLP, puisqu'il décrit la manière dont on doit faire fonctionner la signification pour produire des énoncés qui correspondent à des états de choses (pour faire vite), il est lui-même normatif, et donc "éthique" au sens où une épistémologie est normative, et il n'a lui-même aucun sens de son propre point de vue. La septième proposition "Ce qu'on ne peut pas dire, il faut le taire." est d'ailleurs elle-même une proposition normative, un impératif, donc elle fait partie de ce qu'on ne doit taire... Bref Wittgenstein ne se tait qu'à moitié et que je pense qu'il serait tout à fait d'accord avec toi. Le problème tient plutôt à la possibilité d'attribuer une valeur de vérité à une éthique, ce qui est, pour Wittgenstein, une pure illusion.